A peine rentré en France Mathieu me passe un coup de téléphone et me propose pour le lendemain une petite session carpe « à rôder » (« Stalking ») sur les berges d'un plan d'eau qu'il connaît très bien. La sobriété de cette technique, son côté itinérant me plaît depuis longtemps mais par manque de temps c'est une approche que je n'ai que très peu pratiquée. Quoiqu'il arrive, l'essentiel est ailleurs : la perspective de passer une journée avec mon pote au bord de l'eau me suffit, le reste ne sera que du bonus.
Des carpes en maraude
Nous nous retrouvons dans la matinée et faisons la route ensemble. Après quelques dizaines de minutes nous arrivons à l'étang. A peine sur place nous prenons directement contact avec le plan d'eau. L'eau est claire et comme Mathieu s'y attendait, les poissons évoluent proches des bordures, font des allers et venues entre les frondaisons, qui constituent de belles cachettes pour se reposer, et la pleine eau.
Pour cette session j'observe mon guide du jour faire, s'afférer même. N'ayant moi-même pas beaucoup d'expérience sur cette approche, j'aurais l'impression de le ralentir. Dans le même temps, en retrait, j'apprends. Mathieu prépare l'amorçage, constitué d'un mélange naturel de graines, les bas de lignes et nous mettons rapidement deux cannes à l'eau après avoir amorcé deux postes très proches de la berge et quelques autres que nous pêcherons plus tard. Les cannes tendues, les détecteurs testés, les écureuils pincés sur le corps de ligne, il ne nous reste plus qu'à dresser la table pour le pique-nique et profiter de la quiétude du moment. Après un long bavardage, et compte tenu de l'activité importante des poissons dès notre arrivée nous nous étonnons de ne pas avoir encore entendu retentir la douce mélodie électronique des détecteurs. Et pour cause, après un passage sur la première canne nous nous rendons compte que c'est le matériel qui nous a trahi. Le détecteur n'a pas sonné malgré le départ d'un poisson qui, bien entendu, a profité de la liberté de la ligne pour aller se retrancher au cœur des racines. Le poisson est encore au bout, on le sent, mais impossible de l'extraire. Il finit par se décrocher. Nous repositionnons le montage à sa place initiale et retournons à notre apéro-bavardage.
Changement de poste
Nous décidons de changer de poste. Nous faisons un léger rappel sur l'amorçage fait en fin de matinée. La surface crépite discrètement sous l'effet de l'amorçage puis se met rapidement à buller suite à l'arrivée des premiers poissons.
Pendant que je fixe ma canne, les yeux rivés sur le scion espérant à tout instant voir la bannière se tendre, Mathieu anticipe et s'en va amorcer le poste suivant. À son retour le ballet de bulle s'estompe peu à peu jusqu'à s'arrêter complètement après que les poissons ont aspiré l'intégralité des noix tigrées et du maïs. Nous n'insistons pas non plus sur ce poste car un des principes de la pêche à rôder est d'éviter autant que possible de perdre du temps à essayer de prendre des poissons qui finiront par être gavés par les rappels d'amorçage et donc plus difficiles à prendre. Depuis le début les poissons sont actifs, ils se nourrissent. Seulement ils mangent tout sauf ce qui est esché sur le cheveu de nos hameçons.
La pêche et ses mystères
Pouvoir mesurer la présence de tous ces poissons, les savoir actifs sur le plan alimentaire et finalement avoir autant de difficulté à en leurrer un revêt quelque chose de presque mystérieux. C'est en partie cette part de mystère qui rend la pêche fascinante. Que les choses soient plus compliquées qu'elles n'auraient pu le laisser paraître est en sens frustrant mais finalement plus intéressant et plus gratifiant en cas de succès. Je ne suis pas en train de faire l'apologie de la bredouille, l'objectif de la pêche, au-delà du partage, étant tout de même de prendre du poisson. Néanmoins, lorsqu'on a validé certaines choses comme la présence de poisson, leur niveau d'activité et que l'on ne parvient à en en prendre, cela a le mérite de cultiver l'humilité, d'amener le pêcheur à réfléchir. Quoiqu'il arrive je ne m'expliquerai jamais pourquoi un poisson, plus gros que les autres, a décidé contre toute attente de mordre ce jour-là. La chance est parfois la composante qui l'emporte sur la stratégie, la technique et la connaissance.
"Autrement c'est foutu, elle va foncer dans les branches !"
Mathieu décide de passer sur un autre secteur. A peine arrivés nous remarquons encore une fois beaucoup d'activité. Nous déposons le montage à 2 mètres du bord, ce qui a pour effet de disperser les poissons. Peu de temps après le ballet reprend. Plusieurs - Bip - avortés nous font croire à des départs alors qu'il ne s'agit en fait que de violent coup de caudale dans la tête de ligne. C'est la bagarre sous l'eau et c'est peut-être là la raison de notre succès. Les poissons sont euphoriques, leur niveau de vigilance au plus bas et soudain un - Biiiiip - plus long retentit. J'empoigne la canne en même temps que Mathieu s'empare l'épuisette et qui, simultanément, me lance : « C'est un gros poisson ! Garde-la en pression le plus possible pour que j'ai une chance de la mettre dans l'épuisette avant qu'elle ne comprenne ce qui lui arrive ! Autrement c'est foutu, elle va foncer dans les branches ! » Je m'exécute et en quelques instants le poisson est dans le triangle de l'épuisette. De la même manière que la carpe, je ne réalise vraiment ce qu'il vient de se passer que lorsqu'elle est allongée sur le flanc, sur le tapis de réception. Nous procédons à une rapide séance photo et sans même prendre le temps de la peser, je la remets à l'eau.
J'avais pêché une seule fois ce plan d'eau auparavant il y a plus de 20 ans et celui-ci m'avait offert, alors que je devais avoir à peine plus de 10 ans à l'époque, ma première carpe au posé. Aujourd'hui, grâce à un de mes plus chers amis, il m'offre un poisson qui représente, sans aucun doute possible, un record pour moi. Une façon de boucler la boucle.