Pour la beauté du geste
À Goudet, la Loire sort le grand jeu. Du bloc, de la roche, en veux-tu, en voilà ! Des rushs, des goulets dévastateurs, là où la nymphe pourrait officier si seulement le trajet de l'eau n'était pas aussi tourmenté. Puis d'un seul coup, un gouffre profond, mystérieux, long comme un jour sans pain. La rivière se vêt d'une langueur propice à ses résidents. La colonne d'eau se fait sombre. Comme un miroir sans tain, la surface devient reflet du ciel. Voir sans être vue est la devise de la gente piscicole. Un lisse dont le pêcheur à la mouche ne peut rien attendre. Si ce n'est le simple plaisir d'y déposer de son lancer le plus académique, un beau sedge en poil de chevreuil là-bas, sous les frondaisons, au ras de l'autre rive. Pour la beauté du geste, en somme.
Les bords de Loire en été
Lors de son passage à Goudet en 1878, Robert Louis Stevenson et sa modeste ânesse ont-ils goûté aux plaisirs de la baignade ? Avant d'entamer leur périple cévenol, ils ont séjourné à l'Hôtel Sénac, tenu en ce temps-là par Régis Sénac, authentique champion et maître d'escrime. L'enseigne est devenue aujourd'hui Hôtel de la Loire, belle bâtisse qui surplombe la rivière. J'ai eu l'occasion d'y descendre, mais j'ai délaissé le fleuret pour la canne à mouche.
Un après-midi de grande chaleur, je m'étais mêlé aux familles de baigneurs qui colonisaient les plages de sable, en contrebas du château. Assis sur une grosse bûche de tremble, j'apercevais le clocher polychrome de l'église. Tandis que le grand plat était agité par les plongeons des nageurs, j'observais les jeunes enfants jouer à grippeminaud, puis la bordure de falaise du côté du village. Avec ses courants lents qui léchaient les rares genêts accrochés à la roche, je lui trouvais un profil et un découpage propices à la tenue de quelques poissons vénérables. Mais rien ne transparaissait, si ce n'est cette pousse de peuplier, plantée là-bas en pleine eau dans le déversoir de la veine.
Vacances obligent, quand vint l'heure de l'apéritif, de la pizza ou autres barbecues, l'animation au bord de l'eau s'éteignit. Je sacrifiais également aux rituels, d'ailleurs généreusement bien servis à l'hôtel. Tant qu'une dernière promenade vespérale me parut salutaire. Je retournais à la plage, déserte et calme. En queue de lisse, la tige à peine feuillue luttait toujours contre le flot. Elle ployait, mais ne rompait pas. Dans son sillage, et malgré la vitesse du courant, j'eus soudain l'impression qu'un museau fugitif avait égratigné la surface de l'eau. Ma conviction fut établie quand le gobage se reproduisit par deux fois. Je remontais à la chambre et m'équipais en toute hâte.
À mon retour, la lumière du crépuscule avait recouvert le grand gouffre. Malgré la pénombre envahissante, avancé dans l'onde jusqu'aux bretelles, je ne comptai pas un poisson, mais trois. Un devant la tige et deux derrière, l'un sur la droite et l'autre sur la gauche, en formation d'escadron pour ainsi dire. Je pris les trois truites, non sans difficulté, compte tenu de l'inconfort de ma position, mais aussi à cause de la sélectivité de ses poissons sauvages. Un petit sedge avec un corps en oreille de lièvre recouvert d'une touffe de poils de chevreuil les a enfin convaincues. Mais d'après vous, où se trouvait la plus belle, celle qui dépassait le kilogramme ?