Les ponts sont devenus des refuges
Au soir de ma vie de pêcheur d'eau douce, ma passion pour la quête des poissons s'émousse inexorablement. Les petits matins, « l'aube du pêcheur » comme la décrit si justement René Fallet, celle qui n'appartient qu'à lui tant elle est porteuse d'émotions et de plaisirs subtils, ne font plus partie de mon agenda. Pas plus que les longs crépuscules, ceux pendant lesquels le jour n'en finit pas de tomber et où l'on espère que les plus belles truites vont sortir de leurs profonds repaires. Les parcours lointains ou accidentés n'ont plus les attraits que je leur prêtais pendant ma jeunesse. Les ponts sont devenus mes refuges et je pêche à quelques encablures de là. À la mouche sèche en amont, en noyée vers l'aval.
Truites et vairons
Lorsque j'étais petit garçon, petit pêcheur, ma grand-mère paysanne, femme pragmatique s'il en était, me surveillait au bord du ruisseau tandis qu'elle gardait son troupeau de vaches. Lors, aux confins du Velay et du Haut-Vivarais, les affluents du Lignon roulaient des eaux fraîches au milieu des champs. Les prés étaient fauchés jusqu'au bord du lit et nettoyés des feuillages parasites, biefs et rigoles régulièrement piochés. Les truites et les bandes de vairons se complaisaient dans cet habitat propice. J'avais pour consigne de ne pas m'éloigner du bout du pré pour tremper mes sauterelles dans les courants ou sous les herbes folles. Bien vite, je dépassai les bornes et à chaque retour, j'essuyais de copieuses remontrances. Il y a bien longtemps que personne ne m'appelle plus pour que je rebrousse chemin. J'aimerais tant entendre la voix de ma grand-mère et voir son visage s'éclairer d'un sourire au déballage de mon panier de pêche.
Un long voyage au bord de l'eau
Durant ma vie au bord de l'eau, j'ai toujours été fasciné par la découverte, par les passages de rive que je n'ai pas encore foulés, par le merveilleux radier que j'aperçois au-delà du méandre. Encore une heure, encore deux minutes, encore un lancer… Aujourd'hui, grand-père pêcheur, je pose mes artificielles aux abords du pont de Tence, bastion du Velay, mais au carillon de 16 heures, je déserte le parcours. Je range soigneusement les brins de ma canne dans leur étui et suspends mon pantalon imperméable dans l'appentis. Mes habits n'ont plus l'odeur du poisson et mes boîtes à mouches retrouvent sagement leur rayon. Je ne rêve pas encore de siège pliant et de détecteur de touches. Cependant, le long voyage que mes mouches ont entrepris depuis ma jeunesse « dessus rivière et sus estan », approche lentement de son terme.
« Mais où sont les neiges d'antan et les dames du temps jadis ? »
À mon école buissonnière, les vers de François Villon étaient écrits à la craie. Malgré les outrages du temps, je les relis avec plaisir.