Le geste du pêcheur à la mouche
Le propre du pêcheur à la mouche artificielle, c'est son geste. D'une ampleur artistique, d'une précision millimétrée, parfois souple, parfois cinglant, mais toujours élégant. Oubliés le moulinage du tambour fixe, le projeté sous la canne, l'emmanché[1]déboîté, gestuelles que l'on retrouve dans d'autres pêches. Ici, tout n'est que finesse et sensation, tout tend vers une courbe majestueuse. La canne du pêcheur à la mouche, le fouet, tel ce noble outil qui par le juste amincissement de la lanière fait claquer le toupet au-dessus de la crinière des fauves ou des chevaux, exige du pratiquant une gestuelle immuable. De l'arraché moelleux à l'allonge rectiligne, tout repose sur la cadence et le blocage du trajet de la soie. Comme pour l'archet du violoniste, la tenue et l'amplitude des mouvements doivent être parfaitement maîtrisées afin de conduire la mouche, ce traître hameçon habillé de plumes, vers sa cible aquatique.
Un geste auguste ! Quant à l'apprendre, guide, initiateur ou faisant-fonction confirmé, paraissent indispensables pour remettre cent fois l'ouvrage sur le métier. Et des milliers de fois, la mouche sur les courants ou les radiers.
Premiers pas à la mouche
J'ai fait mes premiers pas de pêcheur à la mouche à l'âge de vingt ans, à une époque où seuls les chapeaux à plumes avaient droit de cité. En effet, la mode en matière de pêche se déclinait en parures de faisan, prélevées de préférence sur le cou d'un mâle doré ou celui d'un Lady Amherst. Le couvre-chef élégamment orné, on les voyait déployer leur canne en bambou refendu sur les eaux pures de la Haute-Loire, département 43. Il m'arrivait, au hasard des rencontres sur les rives du Lignon ou de la Dunière, de les espionner discrètement, le regard admiratif et envieux.
Mon cousin et moi, équipiers d'enfance le long des ruisseaux, décidâmes de franchir le cap le jour où les cannes à mouche en fibre de verre débarquèrent en France. Ainsi furent relégués au rang de reliques décoratives les coûteux fleurets de Pezon et Michel, que nous convoitions dans les vitrines de Manufrance à St-Etienne.
Un apprentissage laborieux
Le manuel initiatique de Pierre Popoff sous le bras, l'apprentissage fut laborieux. Les cannes à mouche en conolon étaient bonnes filles, trop souples peut-être. La soie et le bas de ligne bouclaient fâcheusement dans les airs. Obtenir un poser délicat de la mouche en bout de ligne relevait essentiellement de la gestuelle : en cela, les rotations fantaisistes que nous concédions à notre poignet s'avéraient très préjudiciables. L'attitude préconisée par Pierre Popoff, dans l'A.B.C. de la pêche à la mouche, publié chez Bornemann en 1967, contribuait à sa manière, à rendre le lancer aléatoire : " … coude collé, sans raideur, au corps …" Inconfort et imprécision en sus !
Sur le pré ou sur la mare au canard, il était rare que la mouche se pose correctement au bout du bas de ligne. Les premières imitations, façonnées avec du coton à repriser, grossières et hirsutes, ne résistaient pas aux claquements de la soie. S'en suivirent des débuts en rivière ponctués de nombreux accrochages et de copieux emmêlages de nylon. Nous alignâmes beaucoup de parties de pêche décevantes, voire exaspérantes.
De grandes joies au bord de l'eau
Pourtant, un jour, un beau matin de printemps, après un énième posé sur un très classique lisse, une jolie truite compatissante vint cueillir mon araignée rousse à corps rouge, là, presque dans mes pieds.
Cela suffisait-il à valider mes apprentissages ? Que non, puisque cinquante ans plus tard, après des décennies de pratique, mon geste mérite encore d'être amélioré.
Mais je persiste à effeuiller les pages de Pierre Popoff, en remerciant son auteur de la clarté de la plupart de ses conseils. Et je reconnais volontiers qu'il avait vu juste en écrivant ce dernier paragraphe :
" Ami pêcheur, voici donc terminé ce modeste abécédaire ; je souhaite qu'il soit pour vous le début d'une longue suite de grandes joies au bord de l'eau. "