Souvenir de pêche / La fureur du Lignon ou la colère des dieux, des souvenirs douloureux

Une rivière en fureur © Kizou Dumas

Combien de fois l'homme a-t-il dû survivre à la furie des eaux ? Les souvenirs de ces épisodes tragiques marquent la vie du pêcheur comme les cicatrices des crues donnent à lire le cours de la rivière.

17 octobre 2024 : le Lignon, mon Lignon, mon ami, s'est soudain mis en colère. Je le pêche depuis très longtemps, je connais bien son caractère capricieux, j'en ai déjà parlé dans cette même rubrique, mais j'avais oublié à quel point ses colères pouvaient être terribles.

Une énorme vague déferla

J'avais oublié aussi un certain 12 août, le 12 août 1963.

Une chaleur accablante, un jour d'été comme un autre : les enfants de la colonie de vacances avaient installé leurs toiles de tente à Costerousse sur le bord du Lignon, en amont de Tence. Heureux et insouciants, ils se préparaient pour la baignade après la sieste. Le soleil dardait ses rayons sur la prairie fumante, l'après-midi s'annonçait splendide.

À quelques kilomètres de là, ma famille et moi préparions notre matériel de pêche. J'étais content, nous allions pêcher du côté de Tence. J'aimais déjà ce village de Haute-Loire, mais j'ignorais que bien des années plus tard, je m'y installerais. Mon père avait décidé que nous prospecterions un poste un peu en amont du pont de Costerousse où les vairons et les goujons étaient présents en abondance.      

Tout allait bien, la bourriche se remplissait copieusement, quand, vers le milieu de l'après-midi, de grosses gouttes se mirent à tomber et le tonnerre à gronder. Il fallait nous mettre à l'abri ! Nous eûmes juste le temps de rejoindre la voiture avant le déluge. Arrivés au village de Tence, cinq kilomètres en aval, bien que nous entendions au loin le bruit sourd de l'orage, le ciel était dégagé. En bon chef de patrouille, mon père proposa de poursuivre la partie de pêche au pied du grand pont. Alors que nous déployions gaiement nos cannes à pêche, une estafette de la gendarmerie nous enjoignit de quitter les lieux au plus vite. Les eaux du Lignon étaient en train de monter dangereusement.

Parvenus sur la route qui domine la rivière, nous constatâmes avec stupeur que l'emplacement que nous venions tout juste de quitter était entièrement submergé. Quelques minutes plus tard, le niveau atteignait le haut des arches du pont où plusieurs voitures restaient bloquées. En raison des pluies torrentielles, des embâcles s'étaient accumulés quelque part du côté de Costerousse et avaient formé un barrage sur la rivière. Quand l'amoncellement céda, l'énorme vague déferla vers l'aval, entraînant tout sur son passage.

Des embâcles s'étaient accumulés
Des embâcles s'étaient accumulés

Des souvenirs douloureux

Au lendemain de cette horrible journée, on découvrit le corps sans vie d'un enfant de la colonie accroché aux branches d'un arbre. Comme tout le reste, le courant l'avait emporté comme un fétu de paille. Le Lignon, ce jour-là, causa la mort de quatre personnes : deux enfants et deux jeunes moniteurs de la colonie engloutis par la rivière déchaînée alors qu'ils tentaient de sauver tous les enfants de la noyade.

Soixante ans après ce terrible événement, du plus profond de ma mémoire, la digue vient de se rompre aussi. Les souvenirs affluent, les meilleurs comme les plus douloureux. Ce sont les repères impalpables de toute mon existence de pêcheur qui s'accrochent, çà et là, aux berges de ce long fleuve qu'est ma vie.

Une crue meurtrière
Une crue meurtrière

18 octobre 2024, ce matin, je ne reconnais plus ma rivière, elle est défigurée. Son cours a totalement changé. Il ne reste plus rien de tous les postes à truites que je connaissais sur le bout de ma canne. Quand je la vois ainsi, je m'interroge. Est-elle la coupable ou est-elle la victime innocente de la colère des dieux ? Neptune et Jupiter, courroucés, outragés par les offenses que les hommes infligent à la planète Terre, se seraient-ils unis pour dénoncer leur insouciance ?

Peut-être ? Le passé doit montrer la voie et les hommes s'en emparer. Gageons que les instants magiques offerts par Dame Nature jalonneront éternellement les vagabondages du pêcheur contemplatif : un martin-pêcheur qui déchire d'une ligne bleue la brume du matin ou les exhalaisons de l'herbe fraîchement coupée au soir d'une chaude journée d'été.

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